Sur la piste du "tueur de la Deûle"
En un an, cinq corps ont été repêchés dans le canal de la Deûle. Si la police privilégie la thèse accidentelle ou celle des suicides, les habitants croient, eux, à l'oeuvre d'un "serial pousseur".
Pour bien faire, sans doute eût-il fallu que le ciel fût bas et lourd. Que la nuit tombe comme une enclume, qu'un vent du nord glace méchamment l'échine, que les buissons bruissent d'inquiétants murmures, que les passants accélèrent l'allure. Rien de tout cela, pourtant, aux alentours de la Deûle. La rivière lilloise se moque des clichés de mauvais polars. Ce samedi en fin de journée, le long du canal, il n'y avait que des promeneurs qui se promenaient, des cyclistes qui pédalaient et des poussettes qu'on poussait. Mais les tableaux paisibles ont aussi leur part d'ombre. Depuis un an, de bien tristes fantômes hantent les eaux noires de la Deûle. Ceux de cinq jeunes hommes, retrouvés noyés dans le canal au sortir d'un bar ou d'une soirée entre amis. Une série noire qui finit par gâcher l'humeur des habitants. "On en discute entre collègues, ça nous inquiète", lâche Stéphane, un enseignant de 38 ans. "Il doit bien y avoir quelque chose", renchérit un couple de sexagénaires. "Moi, j'habite à 200 mètres de là, on me répète souvent: 'Sam, fais gaffe quand tu rentres'", raconte un garçon. Les parents se posent des questions. Même Lina, lilloise exilée à Marrakech, se ronge les sangs: "Je pense à tous ces garçons noyés, j'ai peur pour mes amis et pour les prochaines victimes."
L'affaire commence en octobre 2010. John Ani, 33 ans, opérateur technique chez SFR, est repêché dans l'eau cinq jours après sa disparition. En février 2011, c'est au tour de Thomas Ducroo, 26 ans, patron d'une concession moto, et de Jean-Mériadec Le Tarnec, 22 ans, étudiant à l'Université catholique de Lille. Fin septembre, le corps de Lloyd Andrieu, 19 ans, étudiant lui aussi, est retrouvé dans les eaux. Et il y a quelques jours, la dépouille d'Hervé Rybarczyk, 42 ans, guitariste dans un groupe de rock lillois, était sortie du canal. "Encore un", soupirent les Lillois.
Pourtant, rien n'indique que les cinq affaires soient liées - le musicien a été retrouvé à Loos, à la limite du port fluvial de Lille, tandis que les autres victimes ont été découvertes sur la portion située entre le zoo et l'ex-stade Grimonprez-Jooris. Quant au guitariste, la police penche pour un suicide. "Ce jeune homme était dépressif, suivi médicalement, explique Frédéric Fèvre, procureur de la République. Il avait déjà exprimé son intention suicidaire, il était très marqué par le décès de son frère et celui d'un membre de son groupe, tué par une balle perdue." Dans les autres cas, les jeunes avaient tous beaucoup forcé sur l'alcool et trois d'entre eux, consommé des stupéfiants.
Des morts accidentelles dues à une chute, en urinant ou parce que titubant? Les policiers ont beau dire, les Lillois, eux, n'y croient pas. Trop de coïncidences, trop d'incohérences. La piste d'un "tueur de la Deûle" ou d'un "serial pousseur" leur paraît en revanche beaucoup plus convaincante. Des réseaux sociaux - un groupe baptisé "Réclamons vérité et justice pour les victimes de la Deûle" a été créé sur Facebook - aux terrasses de cafés, ce "psychopathe" aux méthodes "parfaites" (pas de trace de violences, pas de témoins) cristallise les craintes et les fantasmes. "Depuis des mois, c'est la discussion à Lille", raconte Chloé, 21 ans, barmaid au Zeppelin, l'un des établissements de la célèbre "rue de la Soif".
Dans un premier temps, c'est dans la communauté gay que l'on s'est inquiété, car le "tueur" semblait s'attaquer aux homosexuels: le premier disparu, John, était gay; le deuxième, Thomas, avait une fiancée, mais des témoins l'ont aperçu pour la dernière fois sortant du Privilège, l'un des bars homos de la ville. Sans compter que, la nuit, les abords de la Deûle sont réputés pour être un lieu de drague gay... Aujourd'hui, la rumeur parle plutôt de règlements de comptes, de jeunes kidnappés et jetés à l'eau. "Il y a toujours quelqu'un pour dire que l'oncle de son cousin travaille à la PJ et qu'on nous cache des choses", fait remarquer un étudiant de la Catho.
Les circonstances des noyades, aussi, paraissent peu claires. "Même murgé, pourquoi aller là-bas? s'interroge Clément, 19 ans, étudiant en cinéma à l'université de Lille III. Personne ne se balade la nuit près du canal. Si tu es proche du coma éthylique, tu t'étales dans la rue, tu ne vas pas t'amuser à aller pisser dans la Deûle. C'est pas crédible!" Arnaud, 33 ans, aimerait bien savoir, lui, pourquoi à Lille, qui a toujours été une ville festive, "les jeunes tomberaient plus facilement à l'eau ces derniers mois. C'est tellement bizarre que ça commence à devenir tragicomique".
D'ailleurs, à force, les étudiants finissent par rigoler de ces faits divers qui plombent l'ambiance. Un pote en retard à la soirée? Il doit être tombé dans la Deûle. Un ami qui s'enfile pinte sur pinte? "Toi, tu vas finir dans le canal..." Ils n'ont pas renoncé pour autant à la bamboche, mais s'arment maintenant de quelques précautions : se raccompagner les uns les autres ou s'inviter à dormir plutôt que de finir la nuit en longeant le canal, par exemple. "Les bars sont toujours autant fréquentés, confirme Marc Bodiot, adjoint au maire et président délégué du conseil de quartier du Vieux-Lille, mais, ces dernières années, les modes de consommation ont changé. Le côté festif a disparu au profit du shoot à l'alcool, remarque ce médecin. Il m'arrive de voir en consultation des jeunes qui me disent avoir eu un trou de mémoire de quarante-huit heures alors qu'ils assurent n'avoir bu que deux bières..."
Source l'Express
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